La contestation, par les membres des sociétés ou des groupes étudiés, de l’entreprise de réification qu’ils affirmaient conduite à leurs dépens a parfois pris des formes paroxystiques, s’agissant de populations autochtones notamment, mais la remise en cause est plus diffuse, y compris sur des terrains proches, et chaque chercheur pourrait probablement établir une liste des lieux dont on lui a rendu l’accès difficile ou parfois même impossible. Toutefois, là où beaucoup tendent à voir un obstacle à la connaissance et même à se plaindre de conditions de plus en plus difficiles faites à l’ethnographie, nous considérons au contraire qu’il est utile et souhaitable que ces incertitudes théoriques et ces difficultés empiriques existent : utile, car les problèmes rencontrés énoncent une vérité permettant d’approfondir la compréhension des individus, des groupes ou des sociétés ; souhaitable, car ils ne font que traduire une forme d’attente démocratique de leur part et d’exigence scientifique des chercheurs. Les sciences sociales ont donc tout à y gagner.
— Didier Fassin, 2008, p. 9-101
Quand Didier Fassin écrit que les problèmes d’accès au terrain rencontrés énoncent une vérité, il ne nous invite pas à nous résigner face à une demande sociale exprimée mais à faire de cette situation particulière un objet d’analyse. Objectiver des situations d’interactions pour en démêler les enjeux politiques spécifiques qui les traversent, voilà la tâche que se donne l’ethnographe quand il a conscience de ce qui se joue sur le terrain autour de sa présence. L’attente démocratique provient de la contractualité qui est au cœur de la démarche ethnographique, comme un accord informel où chacune des deux parties prends un certain nombre d’engagements en vue d’une entreprise de collaboration. Ce pacte n’empêchant pas une relation fondamentalement déséquilibrée, les revendications de l’altérité étudiée apparaissent comme le pendant au sentiment du chercheur rentrant chez lui de posséder une dette envers ses informateurs. L’exigence scientifique s’appuie sur celle de l’éthique, non pas dans le sens où l’adhésion des informateurs concernant les connaissances produites doit être systématiquement recherchée, mais parce que la relation ethnographique ne s’arrête pas à l’issue du terrain. Ou pour le dire avec les mots de Christian Ghasarian :
Le travail de terrain comprends beaucoup plus que le temps passé sur le terrain. Au retour chez soi, derrière son bureau, on continue à interagir laborieusement avec les personnes étudiées à travers le souvenir et la reconstruction imaginaire.2
La voix de l’altérité ne peut pas être une question secondaire dans le récit ethnographique, parce que cette altérité est précisément ce que cet exercice s’évertue à rendre compte. Le texte anthropologique est non seulement confronté mais traversé par une parole autre3. S’il s’agit d’explorer de nouveaux modes d’écriture, plus respectueux des relations construites avec les personnes et les cultures étudiées, pour accroître la crédibilité épistémologique des travaux ethnographiques, alors il semble que le carnet de recherche en ligne, en tant que support de communication, ne soit pas à ignorer.
Écrire a posteriori sur son expérience de terrain, c’est prolonger la relation ethnographique. Le faire publiquement, c’est offrir la possibilité aux personnes étudiées de s’approprier la recherche en cours. En ouvrant une fenêtre sur un processus en cours, le blog de recherche joue en faveur d’un accès élargi à la connaissance scientifique nouvellement produite, en offrant la possibilité de faire alors quelques pas vers une situation d’échange davantage équilibrée. Par une stratégie de contournement du monopole des revues et des bibliothèques spécialisées, ce sont les distances géographiques et sociales usuellement en vigueur dans le récit ethnographique, au sein de la relation auteur/lecteur et chercheur/sujet, qui s’amenuisent, au bénéfice de ceux qui occupent traditionnellement le rôle de spectateurs. Aussi, mettre à disposition des textes à caractère scientifique qui soient intellectuellement saisissables aux non-initiés participe d’une autre forme d’accessibilité tout aussi appréciable. Le style littéraire qui participe à établir la scientificité de l’écrit du chercheur est aussi celui qui exclu le néophyte, qui confisque l’accès au contenu par un jeu sur la forme. Ainsi, si l’entreprise de vulgarisation est nécessaire, elle ne doit pas tant avoir comme objectif la simplification (réductrice) du propos que l’exercice de décloisonnement discursif : écrire des billets courts, préférer l’humilité stylistique, favoriser la navigation transversale dans le contenu (mots-clés et liens hypertextes)…
Plus important (peut-être) encore, écrire publiquement sur son expérience de terrain c’est se confronter à la demande sociale entourant l’objet de son étude. Avant même toutes manifestations extérieures d’approbation, de désaccords, sur ces écrits publics, le carnet permet au chercheur, par un grand saut dans l’inconnu, de prendre conscience puis de verbaliser un ensemble d’enjeux qui entourent sa recherche. Comment écrire ceci sans me mettre en porte à faux avec mes interlocuteurs ? Que cela va-t-il engendrer si je publie telle information maintenant ? Qu’est-ce qui me contraint à publier ceci sous cette forme plutôt qu’une autre, voire à en abandonner temporairement la publication ? La demande sociale est double, le chercheur compose aussi bien avec les exigences de la société ou du groupe dont “il se fait la voix”, qu’avec celle de la société ou du groupe où il retransmet son message. En choisissant la confrontation avec ses contradicteurs (informateurs ou collègues), l’ethnographe prend certes le risque d’être affaibli en s’exposant à la critique, mais gagne la légitimité de celui qui construit un savoir en pleine connaissance des enjeux politiques qui l’entoure. Ainsi, le fait de rendre publique une recherche dont le point final n’est pas mis est dans une telle démarche crucial.
Si ce qui caractérise le travail de l’ethnographe est avant tout son travail de terrain, ce qui le constitue est bien le texte4. On peut alors reconnaître au carnet de recherche en ligne un certain nombre de vertus qui pourraient nous conduire dans une voie proche à celle préconisée par Mikael Bahktine. Rétablir un dialogue au sein du processus d’écriture, confronter l’auteur à la demande sociale de sa recherche, voilà deux enjeux pour lesquels ce support particulier, au nom de ses spécificités littéraires et éditoriales, aurait des atouts à faire valoir.
Crédit photo : « Bronislaw Malinowski with natives on Trobriand Islands » 1918 (domaine public) ; « Laos_DSC3827.jpg » de Rusty Stewart, 2007 (CC-nc-nd). Hmong children enjoy a rare opportunity to examine a book brought as a gift to their village by western visitors…
- in 2008, Fassin & Bensa (dir.), Les politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris : La Découverte.
- in Ghasarian (dir.), 2004, « De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux », Collection U, Paris : Armand Collin, p. 16
- selon les mots de François Laplantine. Ibid., 2004, p. 151
- Ghasarian, ibid., p. 17